La mauvaise e-Réputation

Le 10 novembre 2011

Et si, au lieu de tanner les internautes de discours parano sur Facebook, nous reconnaissions que la vie mise en scène sur les réseaux sociaux n'est plus privée et que chacun a droit à sa part d'insouciance numérique ?

Cela fait maintenant plusieurs années qu’on nous assène de discours moralisateurs avec ces concepts, à coup de billets de blogs, de conférences, d’ouvrages, de cours…

On nous dit de faire attention aux traces qu’on laisse.
On nous met en garde.
On nous prévient des conséquences à long terme des photos ou tweets que l’on publie aujourd’hui.
On ne doit pas dévoiler sa vie privée.
On nous parle de « personal branding », de e-réputation.
Paraître bien, être « bankable ». Penser à soigner son image, son CV, son pedigree.
Voir mon billet à ce sujet : « Beau sur facebook, intelligent sur twitter »
Être lisse, sans accrocs. Passer pour le gendre parfait, le candidat idéal, toujours, tout le temps.
Ça ne vous fatigue pas ? Moi, si.
Et si vous nous fichiez la paix avec toutes vos mises en garde et vos sermons ?

Personal branding ou obsession narcissique ?

Certes, travailler sur sa marque personnelle (personal branding) est important lorsqu’on recherche un emploi, des opportunités professionnelles ou personnelles.

Mais quand cette attention de soi devient chronique, cela ne génère t-il pas une forme de narcissisme ?

Narcisse était tombé amoureux de son image en contemplant son reflet dans l’eau, aujourd’hui les adeptes du personal branding se contemplent en se googlisant et en suivant au jour le jour leur score Klout (NdE : site permettant d’évaluer son “influence cumulée” à partir de son activité et de son suivi sur les réseaux sociaux).

Il y a à ce sujet un raccourci étrange que beaucoup de « moralisateurs du respect de la vie privée » utilisent : protéger sa vie privée permettrai d’améliorer sa marque, son image.

Ah bon ?

Finalement, ce raccourci se base sur le principe que notre vie privée est gênante, honteuse, dévalorisante.
Sous prétexte d’être attractif sur le web, il faudrait donc se taire, ne rien dire de soi ou de sa vie.

Effectivement, si l’on a un goût prononcé pour les contrefaçons et que l’on a été condamné pour faux et usages de faux, il est préférable de ne pas trop évoquer ce centre d’intérêt sur facebook si l’on est candidat à un poste au service « Carte nationale d’identité » de la Préfecture.

Facebook : un théâtre ou chacun choisit de jouer son rôle

Mais le mythe du candidat que le recruteur n’embauche pas parce qu’il a vu des « photos de beuverie » (j’adore cette expression) sur facebook me fait sourire.
Oui, cela a du arriver. Mais franchement, est-ce là l’essentiel ?

C’est un peu prendre les recruteurs pour des imbéciles que de faire croire qu’une photo de soirée avec une pinte de bière à la main pourrait faire perdre toutes ses chances à un candidat sérieux, qui possède un CV adéquat au profil recherché.

Un recruteur sélectionne sur un CV, par sur une photo de soirée, non ?
Par ailleurs, sur un CV, on décrit un peu de notre vie privée dans la classique partie « centre d’intérêts », pourquoi faire la même chose sur le web serait gênant ?

Quant-à la vie privée, oui, il faut la défendre, la protéger contre les coups de boutoir de facebook et cie, qui l’ébrèchent à chaque mise à jour.

Mais utiliser le terme de « vie privée » sur le médias sociaux est-il toujours pertinent ?

Lorsqu’un autre dévoile une part de ma vie sans mon accord, c’est une atteinte à ma vie privée. Et les outils et les lois doivent nous protéger de cela.

Mais lorsque je publie une photo de moi, que j’écris ce que je suis en train de faire ou ce que je pense, s’agit-il encore de vie privée ?

Non, puisque je fais la démarche de rendre ma vie publique.

Facebook n’est pas un trou de serrure qui nous permet de voir chez les autres à leur insu, c’est une scène de théâtre sur laquelle chacun vient jouer le rôle qu’il a choisi.

Voir mon billet « Facebook flatte le narcissisme et crée l’illusion d’être un people »

Sur les médias sociaux, on ne dévoile pas sa vie privée, on la met en scène.

Finalement, le concept de vie privée tel que nous le connaissons n’est-il pas amené à disparaître, ou en tout cas à être transformé ?

Par ailleurs, quand on parle de médias sociaux, on parle souvent de « partage ».
Quand on partage quelque-chose sur les médias sociaux, on donne un peu de soi aux autres, et on perd aussi quelque-chose (c’est le principe du partage, non ?)

Car on prend toujours un risque en exposant son point de vue ou en parlant de soi.

On se doute qu’on laisse des traces un peu partout.

Le droit à l’insouciance numérique

C’est le revers des médias sociaux ; mais je ne connais aucun outil, processus, système qui ne possède pas d’inconvénients.

Si l’on continue de partager en connaissance de ces risques, cela signifie peut-être que les bénéfices de notre usage sont plus grands que ses risques.

Je n’ai malheureusement pas de chiffres récents à ce sujet, mais j’ai souvent l’impression que beaucoup de moins de 30 ans se foutent souvent de toutes ces questions de vie privée.

Ce qui a le don d’irriter les quadras et quinquas, qui se sentent du coup investis par la mission de prévenir et de mettre en garde tous ces jeunes inconscients qui ne pensent même pas au conséquences de leurs actes.

« Mais vous vous rendez compte que les photos que vous publiez aujourd’hui, les traces que vous laissez, elle seront encore sur le web dans 20 ans… ».
« Oui…et alors ? »

Qu’une photo de beuverie ou qu’un échange entre 2 personnes sur le thème « qu’est ce qu’on fait ce soir ? » soit encore en ligne 20 après, au final, qu’est ce que ça change ?

Dans 20 ans, ces photos et ces échanges seront enfouis au plus profond de la décharge du web.

Ça vous arrive souvent, vous, de fouiller dans une décharge ?
Les médias sociaux ne connaissent pas l’archivage : par défaut, tout reste en ligne.

Mais rester en ligne signifie t-il rester visible ?

Pas forcément, surtout quand le volume des publications est tellement important qu’un contenu publié est rapidement oublié, noyé et balayé par le tsunami de l’information et son flux incessant de publications.

Et même si Google arrive à fouiller cette décharge, ces informations n’auront plus d’intérêt, car elles seront anachroniques, dépassées, périmées.

« Vous vous rendez pas compte des conséquences de vos actes dans le futur ? »

Cette mise en garde n’est-elle pas un réflexe de réac’ et de vieux blasés qui ont peur d’un outil qu’ils ne connaissent pas ?

« Prends garde à ce que tu fais aujourd’hui pour préparer ton avenir. »

Penser à l’avenir, toujours à l’avenir. Les psychologues confirmeront, il n’y a rien de plus anxiogène que de penser qu’aux conséquences de nos actes sans vivre le moment présent.

Certes, le droit à l’oubli numérique doit exister. Mais pourrions-nous aussi envisager un droit à l’insouciance numérique ?

A chaque décennie son sujet anxiogène associé à son discours moralisateur et son injonction d’oublier de profiter du présent pour ne pas compromettre le futur : le SIDA dans les années 90, la terre et l’écologie dans les années 2000…

Cela me fait penser aux mises en garde de notre décennie sur la vie privée…à la différence près qu’avoir une mauvaise réputation n’a jamais tué personne.

Mais les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux…


Article publié à l’origine sur le blog Communications et internet.

Photos et illustrations via flickr par Cade Buchanan [cc-by-nc-nd] et Tsevis [cc-by-nc-nd]

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