Guerre psychologique pour le schiste

Le 16 décembre 2011

Afin de convaincre les populations de les laisser forer pour les gaz de schiste, plusieurs entreprises américaines ont eu recours aux services d'ex-militaires ayant œuvré aux opérations de guerre psychologique au Moyen-Orient.

Des entreprises gazières font usage de techniques et de personnels issus des unités de guerre psychologique de l’armée américaine, pour convaincre les populations de l’intérêt de leurs opérations d’exploitation à grande échelle des gaz de schiste dans le nord-est des États-Unis.

L’information a émergé d’une banale conférence réunissant des responsables de la communication des gaz et pétrole de schiste. Rassemblés au Hyatt Regency Hotel de Houston (Texas), la Hydraulic Fracturing Initiative 2011 qui s’est tenue début novembre a donné la parole à plusieurs cadres du secteur. Parmi eux Matt Pitzarella, de la société Range Ressources, s’est vanté en ces termes des méthodes appliquées en Pennsylvanie pour briser la réticence des populations locales inquiètes des conséquences de la fracturation hydraulique sur leur cadre de vie :

Nous nous sommes particulièrement concentrés chez Range sur une démarche proactive vis-à-vis des populations. [...]
[Un responsable de la communication] a soulevé l’intérêt de se tourner vers d’autres secteurs économiques et industriels, en l’occurrence, l’armée et les Marines. Nous avons plusieurs gars des PsyOps [diminutif utilisé pour désigner les opérations de guerre psychologique dans l'armée américaine, NDLR] qui travaillent pour nous chez Range, car ils sont particulièrement à l’aise avec les problématiques globales et les gouvernements locaux. [...] [Ils ont passé une grande partie de leur temps] à aider à la compréhension des opérations de guerre psychologique que l’armée a mises en place au Moyen-Orient. Ce qui nous a été grandement utile en Pennsylvanie.

Éprouvées sur les insurgés irakiens, les méthodes de guerre psychologique étaient prêtes à être appliquées aux citoyens américains.

Iraqi Freedom en banlieue de Pittsburgh

Habitant de Mount Pleasant Township en Pennsylvanie, Dencil Backus a rencontré par deux fois Matt Pitzarella : lors de son cours de communication à l’Université de Californie de Pennsylvanie et quand le jeune homme a mené la campagne de forage pour les gaz de schiste pour la compagnie Range Ressources. Présente depuis 2005 dans cet État, la société fait partie de la myriade de startup lancées dans la ruée vers le schiste dans l’immense gisement géologique dit de Marcellus Shale. Dans cette chevauchée fantastique de tours de forage et de camions de liquide de fracturation, la commune de Mount Pleasant en banlieue de Pittsburgh a rapidement été le lieu d’un conflit ouvert avec la société, que décrit Dencil Backus :

Les relations avec les autorités locales étaient exécrables. Pour faire plier les petits habitants du coin, Range a commencé par boycotter les commerces et services du coin : ils louaient des excavateurs ailleurs, allaient déjeuner dans les restaurants de la ville d’à côté… Mais, quand la commune a envisagé en juin 2011 de passer un plan d’occupation des sols [a zoning ordinance], ils sont passés à la vitesse supérieure.

Avec une telle décision au niveau local, c’est l’expansion des opérations de forage de Range qui était menacée. Suivant le droit américain, qui attribue à chacun la propriété du sous-sol de la surface au centre de la Terre, la majeure partie de l’étendue de la commune était couverte par des “cessions de droits miniers” autorisant Range à extraire ce qui lui paraissait bon du sous-sol de 68 km². Soit l’essentiel de la surface totale de la commune, qui s’étend sur 93 km².

Ne voulant se priver d’aucune ressource potentielle, Range a alors envoyé deux lettres, chacune à une partie de la population. Aux habitants ayant cédé leurs droits et aux petits commerçants, la compagnie se plaignait du plan d’occupation des sols et de la mauvaise volonté des autorités locales qui l’obligeraient bientôt à abandonner ses opérations à Mount Pleasant. Dans le courrier parvenu à ceux qui n’avaient pas signé d’autorisation de forer sur leurs terrains, Range Ressources tenait un discours exactement opposé : la société se félicitait de l’exigence des autorités locales et de la bonne entente avec ses représentants autour de la question de l’exploration gazière. Six mois après, Dencil Backus perçoit encore les résultats de cette instrumentalisation de l’opinion :

L’arrivée simultanée de ces deux lettres a causé la confusion la plus totale, montant la moitié de la population contre l’autre, qui l’accusait d’empêcher l’exploitation pétrolière et de menacer l’économie locale. Les autorités locales ont été obligées de repousser le vote de plusieurs mois, après un échec de médiation avec Range Ressources.

Derrière cette zizanie, Matt Pitzarella se vantait notamment d’employer les services d’anciens soldats de la 303ème division de guerre psychologique de l’armée américaine. Contactés par OWNI, les services de l’US Army ont livré la description suivante des activités de cette unité :

La mission de la 303ème en Irak relevait de la dispersion de matériel aux populations locales. Le matériel était porteur de messages censés aider les populations locales à réagir à l’arrivée des troupes américaines sur le terrain dans le cadre de l’opération Iraqi Freedom. La 303ème était une unité de réserve et nous n’avons pas idée du nombre de troupes engagées en Irak, du fait que les opérations ont été menées il y a près de neuf ans.

Troupes américaines chargées à Bassorah de "décourager les habitants de harceler les troupes américaines et irakiennes" pendant l'opération Iraqi Freedom.

Basée à Fort Bragg, en Caroline du Nord, l’unité avait notamment pour tâche le largage massif de tracts et de radios à ondes courtes porteurs de message visant à briser les solidarités locales entre populations civiles et insurgés irakiens. Obligé d’abandonner sa ferme à Mount Pleasant après avoir vu son eau, ses terres et son bétails foudroyés par les liquides de fracturation fuitant des puits de gaz de Range, Ronald Gulla ne s’étonne pas que les gallons cliquètent autour des derricks :

Dès le début des opérations, en 2005, nous avons identifié d’anciens militaires dans les rangs de la communication et des négociateurs de ces boîtes. Ils frappaient à votre porte et vous disaient “vous ne voulez pas qu’on exploite votre gaz ? Vous n’êtes pas un patriote ?” Ils prétendaient que ce gaz réduirait les importations d’hydrocarbures du Moyen-Orient mais huit ports méthaniers ont déjà été convertis pour l’exportation. Ce sont des universitaires qui ont creusé leur CV et qui m’ont passé le mot. Mais je préfère ne pas citer de nom : beaucoup de professeurs ont payé cher d’avoir critiqué les gaz de schiste dans le coin.

Voté en 1948, le Smith-Mundt Act interdit formellement l’utilisation d’opération de guerre psychologique contre d’autres cibles que les troupes étrangères ennemies. Contacté par OWNI à plusieurs reprises, Matt Pitzarella n’a pas donné suite à nos messages.

“Nous faisons face à une insurrection”

Pour trouver d’autres exemples de la proximité entre industrie gazière et armée, pas besoin d’aller plus loin que la table où parlait Matt Pitzarella à la conférence Hydraulic Fracturing Initiative. Matthew Carmichael, responsable communication de la société Anadarko Petroleum qui fore en Pennsylvanie, a fait ses armes comme sergent du 3ème bataillon du 23ème régiment de Marine et affiche fièrement sur son profile LinkedIn son appartenance au “Semper Fi network”, club des vétérans de l’armée américaine. Après quelques années chez Chevron et avant les gaz de schiste, le gradé a fait un crochet par KBR, filiale du groupe Halliburton, remarquée eu Irak pour avoir employé le plus grand nombre de mercenaires, selon le Los Angeles Times. Le ton de son intervention à la conférence de communicants des gaz de schiste ne semblait rien avoir perdu de ces tumultueuses années :

Si vous êtes un responsable de communication dans ce secteur, je vous recommande de faire trois choses. Trois choses que j’ai lues récemment et qui me paraissent dignes d’intérêt :
Téléchargez le manuel de contre-insurrection du corps des Marines de l’armée américaine [étonnement dans la salle] car nous faisons face à une insurrection. Il y a beaucoup de bonnes leçons là dedans, provenant d’une expérience militaire. [...] Par ailleurs, il y a une formation organisée par Harvard et le MIT deux fois par an intitulé “Gérer un public en colère”. Assistez à cette formation [...] ; beaucoup d’officiers dans nos troupes le font déjà. Cela vous donne des outil, les outils médiatiques, pour gérer l’énorme polémique avec laquelle notre industrie se débat.
Troisièmement, j’ai un exemple des “Rumsfeld’s rules” (“règles de Rumsfeld”). Vous connaissez tous Donald Rumsfeld – c’est un peu une Bible, par ailleurs, pour guider ma façon d’opérer.

Contacté par OWNI, Anadarko Petroleum n’a pas donné suite à nos demandes. A Harvard, nous sommes dirigés vers le “Program on negociation” de l’école de droit de la prestigieuse faculté américaine. Depuis 15 ans, Lawrence Susskind et Patrick Field, spécialistes de la médiation, tiennent deux fois par an un séminaire de trois jours inspiré de leur livre Dealing with an angry public.

A raison de 2 999 dollars, avocats, cadres du privé ou de l’administration, voire militants venus des États-Unis, du Canada mais aussi d’Europe, peuvent participer au “Program on negociation for senior executives” (“séminaire de négociation à destination des cadres supérieurs”). Parmi les secteurs représentés figurent en bonne place l’industrie pharmaceutique, l’immobilier et l’énergie. Lawrence Susskind nous a décrit le déroulement d’un séminaire :

Nous organisons un jeu de rôle : chaque participant se voit distribuer un briefing basé sur une situation réelle issue d’une polémique liée à la santé, à l’énergie, au secteur bancaire ou autre.

Autour d’une quinzaine de tables, les participants endossent le rôle qui leur a été donné pour mener la négociation, certains sont le “public énervé”, d’autres se mettent dans la peau des industriels… Et au bout de deux heures, les lumières s’éteignent et un journaliste (qui est enquêteur pour un journal canadien) débarque avec sa caméra et filme chacun des participants, l’interroge… A la fin du séminaire, nous projetons un vrai-faux journal monté à partir des séquences filmées par le journaliste. Car notre formation a également pour objectif d’apprendre à gérer un journalisme invasif.

Interrogé sur le boum des gaz de schiste, Susskind relativise :

Les problématiques soulevées sont toujours plus ou moins les mêmes dans la gestion des conflits avec un public en colère. Nous parlons de terrain, de législation, de risque de fuite… Au final, rien de nouveau par rapport aux conflits autour de l’installation d’un pipeline ou d’une ligne à haute tension. Quant aux méthodes employées pour les résoudre, elles sont communes à bien des secteurs.

Le secteur des gaz de schiste va désormais piocher ses experts aussi loin qu’ils se trouvent. En addition des services de l’armée, différents lobbies et compagnies pétrolières et gazières ont désormais recours aux services de la prestigieuse agence new-yorkaise Hill&Knowlton. Devenue célèbre pour avoir lancé la première campagne dans les années 1950 pour rétablir la réputation du tabac contre les mises en garde pour la santé. Devenue polémique pour avoir mené, pour 10,8 millions de dollars facturé aux Koweït, une campagne de propagande visant au déclenchement du premier conflit Iran-Irak. À la guerre comme à la guerre.


Photos : FlickR CC-BY-NC NexusNovum ; DVIDSHUB ; SkyTruth.

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